Vers plus d’équité salariale dans la voile de compétition

En novembre dernier, ma sœur Elodie annonçait qu’elle quittait le team Alinghi Red Bull Racing (ARBR) car les conditions de rémunération annoncées et maintenues malgré ses tentatives de négociation étaient très fortement en-dessous des moyennes appliquées dans notre sport. Les mois ont passé. Elodie n’est plus dans l’équipe et elle est retournée naviguer pour d’autres. Les conditions proposées aux femmes par ARBR n’ont pas changé.

Remettons ces éléments dans leur contexte. Chaque Challenger de l’America’s Cup a l’obligation de former une équipe jeune et une équipe féminine en plus de son équipe principale qui disputera l’événement historique en AC75. Les équipes jeunes et féminines disputeront, en parallèle de l’événement phare, une Youth America’s Cup et une Women’s America’s Cup en AC40, les monocoques volants actuellement utilisés en entraînement par les équipes masculines. Pour faire partie d’une équipe jeune, il faut avoir moins de 25 ans. Pour les femmes, il n’y a pas de limite d’âge.

ARBR a fait le choix de proposer les mêmes conditions de rémunération aux jeunes et aux femmes. C’est le challenger qui propose les plus mauvaises conditions financières à ses navigatrices.

On a proposé aux femmes sélectionnées pour la Suisse environ un sixième de ce qu’Elodie gagne normalement par jour. Un sixième, cela signifie bien qu’il lui faudrait travailler 30 jours d’affilée, sans week-ends, pour gagner ce qu’elle obtient normalement en 5 jours. Les conditions proposées par ARBR ne lui permettaient pas d’être financièrement indépendante. Elodie vit en France depuis quelques années. Les conditions proposées seront encore plus compliquées à gérer pour les navigatrices qui vivent en Suisse, où le coût de la vie est très élevé.

Si le fait que la Women’s America’s Cup soit un tremplin pour les navigatrices ait été évoqué par ARBR comme argument pour justifier la faible rétribution prévue, il faut rappeler qu’Elodie est professionnelle de la régate depuis plus de 15 ans et que la voile de compétition n’est plus un loisir pour elle mais bien son métier. Les tremplins, elle les a déjà pris il y a des années, quand à 20-25 ans, on accepte parfois d’aller naviguer gratuitement ou pour pas grand-chose pour gagner en expérience. Elle est aujourd’hui une navigatrice appréciée, demandée et respectée dans les milieux de la course au large et des courses inshore, elle qui use depuis si longtemps ses cirés et ses néoprènes sur tous supports, elle qui a couru deux fois la Volvo Ocean Race et passé deux fois le Cap Horn en course, elle qui a fait partie de l’équipage le plus rapide sur la dernière Rolex Fastnet Race.

Je pense aussi aux navigatrices qui ont choisi de rester malgré les conditions proposées par ARBR. Je pense à Nathalie Brugger, qui a représenté trois fois notre pays aux Jeux Olympiques, à Maja Siegenthaler, 4ème aux Jeux Olympiques de Tokyo en dériveur 470 ou encore à ma petite sœur Laurane, professionnelle depuis des années également et équipière principale sur le team SailGP Suisse en F50. Ces navigatrices ont toutes entre trente et quarante ans et toute cette expérience derrière elles. Pourtant, on a décidé de les rétribuer au même niveau que des jeunes de 18-25 ans. On aurait pourtant pu choisir de fonctionner différemment. Il est en effet complètement admis et commun dans notre milieu que, sur un même projet, la rétribution des différents équipiers-ères diffère selon les expériences, les rôles et responsabilités de chacun(e).

Un des autres arguments des meneurs du projet ARBR pour justifier les conditions très discutables proposées aux équipières suisses est qu’elles n’ont pas d’expérience en AC40. Pourtant, les hommes recrutés pour l’équipe principale n’avaient pas d’expérience non plus sur ces monocoques volants très particuliers avant de rejoindre l’équipe. Certains avaient bien moins d’expérience de navigation cumulée qu’Elodie et ses consœurs, mais cela n’a pas empêché qu’ils soient salariés correctement dès leur intégration à l’équipe. D’autre part, passer d’un support à un autre fait partie intégrante de notre métier. C’est si souvent le cas en voile avec la diversité des bateaux, des formats, des types d’équipages que l’on peut rencontrer. La plupart des compétences et l’expérience étant transverses, les marins professionnels sont payés, même quand ils passent sur un nouveau bateau.

Pour terminer sur ce sujet, je ne crois pas qu’un team aurait osé soumettre à des hommes de 30 à 40 ans, d’expériences et de compétences égales aux leurs, les conditions proposées aux navigatrices que j’ai citées ci-dessus. On ne demande pas aux marins professionnels masculins expérimentés, dans des projets qui ont les moyens, de devoir choisir entre pouvoir vivre correctement ou pouvoir naviguer sur des bateaux qui les font rêver. On le demande encore aux femmes et ce ne devrait plus être le cas.

Ainsi, au-delà de la problématique du team suisse qui me fait réagir, cela fait ressortir le fait qu’aujourd’hui encore, l’expérience des femmes en voile est dévalorisée par rapport à celle des hommes. Les championnes olympiques, les championnes du monde, ne sont pas autant respectées et prises au sérieux que leurs homologues masculins. Leurs compétences sont moins valorisées et, par conséquent, quand elles rejoignent des équipes professionnelles, cela a une influence sur leur rémunération. Jo Aleh, navigatrice néo-zélandaise, championne olympique de 470 en 2012 et championne du monde, confirme dans un article du World Sailing Trust paru en novembre 2023 : « SailGP a été le premier circuit professionnel sur lequel j’ai été payée en tant que membre à part entière d’une équipe. À part cela, la norme pour moi a toujours été uniquement d’être défrayée. Cela s’applique à la plupart des navigatrices que je connais. La citation « Vous devriez être heureuses de faire cela pour l’expérience » est devenue de moins en moins digeste au fil du temps ».

Comme le signale le World Sailing Trust, il est évident que de devoir faire continuellement des sacrifices ou des arbitrages compliqués, et d’observer un trop grand écart de salaire avec leurs homologues masculins peut décourager certaines navigantes. Celles-ci se tourneront alors vers d’autres carrières et cela contribue à limiter la présence féminine sur les circuits professionnels.

Il faut le mentionner, il y a bien sûr des évolutions positives dans notre sport. De belles opportunités pour les femmes ont vu le jour dans notre milieu depuis une dizaine d’années. On peut donner l’exemple plusieurs supports de voile olympiques qui imposent la mixité et de plusieurs événements de courses au large qui ont également fait cette démarche. Cela a créé un réel essor de la présence féminine sur certaines courses et a permis aux navigatrices d’acquérir de l’expérience sur des supports auxquels elles n’avaient pas ou peu accès précédemment. Il y a aussi aujourd’hui des sélections spécifiquement féminines pour décrocher de beaux projets qui sont bien encadrés et financés. C’est important de souligner ces initiatives parmi d’autres qui sont indispensables et qui constituent de belles étapes de progression. Mais ces changements positifs ne se reflètent pas encore sur tous les circuits ni sur tous les aspects des projets. L’exemple d’ARBR nous montre qu’au-delà de l’évolution des opportunités, le chemin est encore long pour atteindre une réelle égalité.

Il y a donc encore un travail important nécessaire de la part des fédérations, des organisations, des équipes et des managements, pour soutenir la voile féminine en profondeur. Il faut continuer de faire évoluer les mentalités. Pour réellement soutenir femmes dans notre sport, il faut que les projets et les circuits qui se féminisent s’imposent d’offrir aux navigatrices de vrais rôles, de vraies responsabilités et les mêmes conditions de travail et de rémunération qu’à leurs homologues masculins. Il faut aussi leur donner les structures et les moyens nécessaires pour pouvoir progresser rapidement sur les supports qui s’ouvrent à elles.

Il faut sensibiliser les navigatrices pour qu’elles sachent ce qu’elles sont en droit d’exiger selon leur expérience et selon les supports ou les événements qu’elles rejoignent. Il faut qu’elles s’autorisent à parler des rémunérations avec d’autres navigatrices et avec leurs collègues masculins afin de mieux pouvoir se situer et ainsi signer des contrats et s’engager en étant bien renseignées. Il faut les encourager à oser demander d’être payées à leur juste valeur et à être sur un pied d’égalité. Nous devons toutes endosser la responsabilité de nous mobiliser pour nos droits, mais il est indispensable que nous soyons soutenues par tous sur ce chemin.

Pour cela, les fédérations de voile doivent poursuivre leur travail engagé depuis quelques années pour la féminisation de notre sport. Il faut en effet continuer d’évoluer vers une présence féminine plus forte à tous les niveaux des fédérations afin que les droits des femmes soient au cœur des préoccupations et des engagements. Il faut continuer de mettre en place les cadres pour que les femmes puissent se former, se perfectionner, courir, se rencontrer, se soutenir, s’informer sur leurs droits.

Il faut que les managers, les sponsors, les skippers, se questionnent quand ils recrutent une navigatrice, une technicienne, une cheffe de projet etc. pour savoir s’ils lui offrent les mêmes chances qu’à un homme et qu’ils s’imposent d’être plus justes. Il faut rappeler ici qu’une rémunération plus faible a non-seulement une influence sur le moment présent de la vie des navigatrices, mais aussi sur leurs conditions de cotisation retraite et que cela les précarise par conséquent sur le long terme. Les économies sur les projets ne doivent plus se faire au détriment des femmes.

Pour les différentes classes, une des manières de soutenir les femmes pourrait être de suivre l’initiative de SailGP, où un tarif journalier minimum conséquent par équipier-ère est défini et conseillé aux teams, et est globalement respecté.

J’ose espérer qu’un jour tout cela sera fluide et qu’aucune navigatrice n’aura à se battre pour qu’on la paie à sa juste valeur, qu’aucune navigatrice ne devra refuser un projet qui la fait pourtant rêver pour des raisons financières.

Il y a certainement encore plein d’autres axes de réflexion et d’action à suivre que ceux que j’ai évoqués. A tous les niveaux, soyons attentifs-ives, soyons créatifs-ives, prenons tous-tes part au changement. Dénonçons ce qui va à contretemps et cherchons des solutions. Il est prouvé que les entreprises et les projets où il y a plus de diversité de profils, de genre, de mixité à tous les niveaux sont plus performants et plus plaisants et motivants pour tous. Continuons donc de travailler pour plus d’inclusion justement menée, pour plus de richesse dans les projets et dans les organisations en lien avec notre sport.

Justine

Sources :

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